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Naudet - Caritas in veritate : la DSE, un unique enseignement, cohérent et toujours nouveau
Télécharger la version pdf de l'article de Jean-Yves Naudet, paru dans Les Annales de Vendée (ICES) n°5 décembre 2009.
À partir de la lecture de Caritas in veritate, la grande encyclique sociale du pape Benoît XVI, on peut faire deux observations préalables :
- Tout d’abord, on avait annoncé ce texte pour 2007, à l’occasion des 40 ans de Populorum progressio (Paul VI, 1967) et des vingt ans de Sollicitudo rei socialis (Jean-Paul II, 1987), les deux premières grandes encycliques sociales portant sur la question du développement, c'est-à-dire partant de l’idée que « la question sociale est devenue mondiale ». La volonté d’aborder des questions nouvelles, qui se posaient moins quarante ans plus tôt, le souci, indiqué par Benoît XVI lui-même, de parfaitement comprendre les mécanismes économiques (car comment parler d’éthique économique sans comprendre la vie économique ?) et enfin la crise de 2008-2009, ont amené le pape à travailler plus longuement ce texte, finalement signé le 29 juin 2009 et rendu public le 7 juillet 2009.
- Ensuite, il faudra des années pour découvrir toutes les richesses de Caritas in veritate, un des grands textes de la doctrine sociale de l’Église, que le magistère sait nous offrir aux moments difficiles de notre histoire. Ce texte est à la fois théologique, philosophique, économique, écologique, politique… Tous ces éléments sont indissociables et c’est l’ensemble qui constitue un tout cohérent. Voilà pourquoi il faut inviter chacun à lire et méditer ce texte. Mais il faut bien en expliquer certains aspects, pour offrir quelques pistes pour cette lecture. Qu’il faille du temps pour en découvrir toutes les richesses n’a pas d’importance, car cette encyclique est « durable », elle n’a pas, contrairement à la caractéristique principale de la crise que nous avons vécue, l’obsession du court terme, puisqu’elle repose sur deux piliers solides : l’amour (caritas) et la vérité. Elle invite chacun d’entre nous à s’interroger sur son comportement, sur son activité professionnelle, sur ses relations avec les autres et elle interroge les différentes disciplines du savoir humain 1 .
I – Les principes
L’amour dans la vérité dans les questions sociales
1) En intitulant son texte « L’amour (ou la charité) dans la vérité » et en en précisant le domaine d’application (« Le développement humain intégral »), le pape place la barre très haut. Nous sommes bien au-dessus des contingences politiques, plus encore politiciennes, ou des querelles d’une nation particulière : le pape s’intéresse à tous les hommes et à l’homme tout entier. C’est une méthode constante de la doctrine sociale de l’Église : prendre de la hauteur, non pour nous éloigner du réel, mais pour nous rapprocher de l’essentiel. Ensuite, à chacun, dans son pays, dans son métier, dans sa vie personnelle, d’en tirer les conséquences pratiques. Parler d’amour et de vérité, ce n’est pas abstrait, c‘est aller au cœur de la vie des hommes, qui sont faits pour le bonheur et non pour le malheur, et l’amour, un amour vrai, est nécessairement au cœur du bonheur, même dans les questions économiques et sociales. C’est cela pour Benoît XVI le centre de ce que l’on appelle la doctrine sociale de l’Église, c’est-à-dire les prises de position de l’Église catholique, et des papes en particulier, sur les questions de société et le pape précise que « la doctrine sociale de l’Église répond à cette dynamique de charité reçue et donnée. Elle est « caritas in veritate in re sociali » (§ 5) : l’amour dans la vérité dans les questions sociales, dans tout acte social, dans toute action humaine.
2) Il n’y a qu’une doctrine sociale de l’Église, qui débute, au sens strict du terme, avec Léon XIII et Rerum novarum en 1891, face à ce que l’on appelait alors la question sociale, au XIXe siècle, se poursuit avec tous ses successeurs, donc avec Benoît XVI aujourd’hui, et qui se poursuivra après lui. Cet enseignement comprend, selon la belle expression de Jean-Paul II dans Centesimus annus, « des principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Eglise et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère » (Centesimus annus, § 3). La dignité incomparable de la personne humaine, sculptée à l’image de Dieu, en est l’élément le plus évident. Benoît XVI explique que « la vision chrétienne a la particularité d’affirmer et de justifier la valeur inconditionnelle de la personne humaine et le sens de sa croissance » (§ 18). Ces principes, aucun pape ne pourra les remettre en cause, ce qui ne les empêche pas d’aborder aussi des questions plus prudentielles. Cela explique pourquoi Benoît XVI cite toutes les encycliques de ses prédécesseurs, à commencer par Populorum progressio de Paul VI (1967), parce que c’était la première à porter explicitement sur le développement. Et Benoit XVI lève d’emblée toute ambiguïté face à certaines spéculations : « il n’y a pas deux typologies différentes de doctrine sociale, l’une préconciliaire et l’autre postconciliaire, mais un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau » (§ 12). Certes, ajoute le pape, « il est juste de remarquer les caractéristiques propres à chaque encyclique, à l’enseignement de chaque Pontife, mais sans jamais perdre de vue la cohérence de l’ensemble du corpus doctrinal » (§ 12).
3) La méthode est la même depuis Léon XIII et son encyclique Rerum novarum en 1891 : relire, approfondir ces principes doctrinaux intangibles à la lumière des choses nouvelles, des événements nouveaux : la misère ouvrière après la révolution industrielle et la fin des corporations, ainsi que la montée du marxisme pour Léon XIII, la crise de 1929 pour Pie XI, la décolonisation, l’apparition du tiers-monde et donc la question sociale devenue mondiale pour Jean XXIII et Paul VI, la chute du mur de Berlin pour Jean-Paul II. Benoît XVI fait de même et applique les mêmes principes à la situation d’aujourd’hui : mondialisation, sous-développement, crise financière, crise économique, crise morale, etc. Il y a toujours besoin de ce que le pape appelle lui-même un « processus d’actualisation » (§ 8), qui existe depuis les débuts de la doctrine sociale de l’Église et que Benoît XVI applique ici par priorité aux questions du développement, déjà abordées par Paul VI et Jean-Paul II. Au fond, affirme le pape, « la doctrine sociale de l’Église éclaire d’une lumière qui ne change pas les problèmes toujours nouveaux qui surgissent » (§ 12).
4) Une encyclique, c’est une lettre ; elle a donc des destinataires. Or les encycliques sociales comme celle-ci ne sont pas adressées aux seuls catholiques (contrairement aux encycliques purement théologiques), même si le pape les cite en premier comme destinataires de sa lettre, en commençant par les évêques, puis tous les catholiques, mais aussi « à tous les hommes de bonne volonté ». C’est un point absolument essentiel. Nos sociétés sont éclatées : il y a des religions diverses, d’autres confessions chrétiennes, des juifs, des musulmans, d’autres formes de spiritualité, mais aussi des agnostiques et des athées. Il faut vivre ensemble et construire ensemble une société plus humaine, au niveau national comme au niveau mondial. Le Pape s’adresse donc à tous les hommes de bonne volonté. Or lorsqu’il s’adresse aux chrétiens, il peut parler le langage de la foi, mais pour s’adresser à ceux qui ne partagent pas cette foi, il faut y ajouter un autre langage, celui de la raison. Fides et ratio, foi et raison, c’était déjà un thème cher à Jean-Paul II. Et Benoît XVI rappelle à son tour que la doctrine sociale de l’Église est « une vérité de la foi et de la raison » (§ 5). C’est en réalité la méthode de l’Église en ces domaines, au moins depuis saint Thomas d’Aquin et la réintroduction de la philosophie grecque, notamment de la philosophie réaliste d’Aristote, dans la pensée chrétienne. Tout homme de bonne volonté peut découvrir la loi naturelle inscrite dans son cœur, comprendre le droit naturel, utiliser sa raison pour réfléchir aux questions de société. Certes, le pape reste pape à chaque phrase et cite l’Écriture aussi bien que la tradition de l’Église, il ne met pas « son drapeau dans sa poche » ; mais il veut s’adresser à tous et montre la parfaite compatibilité entre la foi et la raison, même s’il pousse les hommes à aller plus loin que la seule raison et à découvrir la transcendance. Voilà pourquoi ce texte doit intéresser tous le monde, parce que chaque homme de bonne volonté peut réfléchir, avec sa raison et en écoutant sa conscience, aux questions relatives à la vie en société.
5) Une nouvelle fois, comme ses prédécesseurs, Benoît XVI montre que la doctrine sociale de l’Église n’appartient pas au domaine de l’idéologie et encore moins de la politique politicienne. Nul ne peut la récupérer pour soi seul. Elle est d’une autre nature, elle n’est même pas, comme beaucoup le pensent, une « troisième voie ». Elle n’est donc pas une idéologie. Elle est une façon radialement originale de juger les sociétés, les institutions, les comportements. Ceux qui cherchent la victoire d’une sensibilité sur une autre, d’une théorie sur une autre seront déçus. Le pape n’est pas à droite ou à gauche, il est bien audessus de ces contingences. Certes, il sait condamner, comme ses prédécesseurs, les idéologies totalitaires qui nient la dignité et la liberté humaines ; il sait reconnaître les institutions humainement acceptables, parce que conformes à la nature de l’homme ; mais, même dans ce cas, la doctrine sociale de l’Église exerce son regard critique vis-à-vis de toute situation, de toute institution, de tout comportement, car son but est de pousser l’homme à progresser sans cesse, en premier lieu vers la sainteté. Voilà pourquoi, surtout avec des hommes pécheurs, la doctrine sociale de l’Église aura toujours un regard critique vis-à-vis de toute situation, car on peut toujours aller plus loin pour « construire la civilisation de l’amour ». C’est particulièrement vrai en économie et l’économie ne sera jamais « le Royaume » au sens du « Royaume de Dieu » : l’Église ne cessera de critiquer les injustices ou les situations humaines dégradantes.
6) La doctrine sociale de l’Église ne se limite pas à l’économie. Il est vrai qu’elle est partie de la « question ouvrière » au XIXe siècle et que les questions économiques et sociales restent importantes dans cette doctrine. Mais les corps intermédiaires, les associations de toutes sortes, les syndicats, les familles bien sûr, les groupements de toute nature, qui constituent la société civile, sont des réalités humaines qui relèvent de la doctrine sociale dès l’origine, tout comme peu à peu la politique, la démocratie, les liens entre valeurs, droits fondamentaux et vote majoritaire. Et Benoît XVI est un de ceux qui est allé le plus loin en affirmant même que « la question sociale est devenue radicalement anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie » (§ 75). Bien des débats actuels « de société » ressortissent désormais de la doctrine sociale de l’Église qui s’intéresse à l’homme tout entier et qui se révèle donc comme une anthropologie. D’une certaine façon, tout ce qui concerne l’homme est l’objet de la doctrine sociale de l’Église. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger.
7) Benoît XVI reprend dès le début un débat très important, qu’il avait déjà abordé dans un texte précédent (Deus caritas est, Dieu est amour) qui est le débat entre justice et charité. « Toute société élabore un système propre de justice. La charité dépasse la justice, parce qu’aimer, c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir. Je ne peux pas donner à l’autre du mien, sans lui avoir donné tout d’abord ce qui lui revient selon la justice. Qui aime les autres avec charité est d’abord juste envers eux […] D’une part, la charité exige la justice : la reconnaissance et le respect des droits légitimes des individus et des peuples. Elle s’efforce de construire la cité de l’homme selon le droit et la justice. D’autre part, la charité dépasse la justice et la complète dans la logique du don et du pardon. La cité de l’homme n’est pas uniquement constituée par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d’abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de communion » (§ 6). C’est un point essentiel, y compris en matière économique : les relations économiques doivent reposer sur la justice (équité du salaire ou du prix par exemple, ce qu’on appelle la justice commutative, absence de vol ou de tromperie). La justice est donc fondamentale, en économie comme en politique. Mais même dans la société la plus juste, la charité (l’amour) sera nécessaire. Avec des hommes capables de faiblesses (pécheurs en termes religieux), pouvant être attirés vers le mal, il n’y aura jamais de société parfaitement juste. On aura toujours besoin, disait Benoît XVI dans Deus caritas est, de la charité « car l’homme, au delà de la justice, a et aura toujours besoin de l’amour ». Il faut donc s’employer à construire une société juste, c’est un combat de tous les jours, mais cela ne suffit pas à construire ce que Paul VI appelait « la civilisation de l’amour ».
8) Certains ont été surpris par un autre élément, qui est l’insistance de Benoît XVI à dénoncer, en plus des idéologies traditionnelles, « l’idéologie technocratique » (§ 14) contre laquelle Paul VI avait déjà mis en garde. A priori, la technique peut être bonne si elle nous permet de vivre mieux, de mieux nourrir les hommes, de mieux les soigner, de voyager et de communiquer plus facilement. Mais il arrive que le processus de développement soit confié à « la seule technique ». Cette idéologie technocratique est « particulièrement forte aujourd’hui ». Bien entendu, il précise bien que dans son esprit cela ne revient pas à nier la nécessité de la technique, sans laquelle le développement lui-même serait mis en cause, mais bien « l’idéologie technocratique » qui revient à « absolutiser idéologiquement le progrès technique » (§ 14). Cette priorité absolue donnée à la technique trouve au moins deux applications idéologiques que l’Église a condamnées. La première est le marxisme, pour qui « l’infrastructure », donc la technique, commande à tout et justifie les superstructures, y compris la morale ou la religion, qui ne seraient que des reflets de l’infrastructure et ne serviraient qu’à assoir le pouvoir de la classe dominante ; la seconde, très en vogue encore aujourd’hui, est l’utilitarisme : une technique efficace se justifie en soi, simplement parce qu’elle marche, qu’elle est « efficace » ; donc, la fin justifierait les moyens, puisque ces moyens donnent de bons résultats : on en voit des applications dramatiques avec l’utilisation d’embryons humains comme simples matériaux, dans un but certes honorable, celui de soigner des personnes. Pour l’Église, dans ces deux cas, c’est la négation de toute éthique et Benoît XVI dénonce fermement cette dérive de la primauté de la technique sur l’éthique. Dans ce domaine (la technique) comme dans les autres (l’économie, la politique), c’est l’éthique qui doit être première. Cet enseignement est d’une toute particulière actualité en matière économique.
II – L’économie
Une grande leçon d’éthique économique
Quel que soit le sujet abordé, le pape se place dans une perspective de long terme et non dans un souci d’immédiateté. C’est la sagesse même et la crise financière, puis économique, que nous avons vécue a largement été provoquée par le seul souci du très court terme : tout, tout de suite, de la consommation au profit en passant par le crédit. En plaçant son encyclique dans le cadre de l’amour et de la vérité (« Caritas in veritate »), il est évident que Benoît XVI renverse totalement la perspective de l’impatience actuelle, pour se situer dans la perspective de ce qui est véritablement durable. Certes, dans le domaine économique, les modalités pratiques de l’application de ces principes d’amour et de vérité ne sont pas strictement les mêmes que dans le domaine affectif, familial ou spirituel. Mais l’homme, lui, est toujours le même et l’économie doit obéir aux mêmes principes éthiques que le reste de la vie en société 2.
En matière économique, Benoît XVI se situe dans la ligne de Jean-Paul II pour expliquer que l’Église n’a pas de solutions techniques à offrir : elle dit ce qui n’est pas conforme à la dignité de l’homme, elle ouvre des pistes compatibles avec une morale naturelle et chrétienne, mais ceux qui attendaient que le pape explique comment résoudre la crise auront été déçus : ce n’est pas lui qui va déterminer le bon niveau des taux d’intérêt de la FED ou de la BCE. Il se situe sur un plan autrement différent.
En outre, comme l’Église est « experte en humanité », comme le soulignait déjà Paul VI, elle connaît bien la nature humaine, ses forces et ses faiblesses. On peut difficilement comprendre la question économique si on ne part pas de ce fait fondamental qui est le péché originel. Si l’on élimine cette notion de péché originel, on construit un monde utopique, imaginant que l’homme est naturellement bon, monde dans lequel les plus violents ou les plus malhonnêtes l’emporteront. D’où cette formule essentielle : « La sagesse de l’Église a toujours proposé de tenir compte du péché originel même dans l’interprétation des faits sociaux et dans la construction de la société […] À la liste des domaines où se manifestent les effets pernicieux du péché, s’est ajouté depuis longtemps déjà celui de l’économie » (§ 34). Voilà qui devrait nous ramener à un peu de sagesse et de modestie dans ce domaine. Sans cela, ajoute le pape, on oublie la morale et on finit par fouler aux pieds « la liberté de la personne et des corps sociaux » (§ 34).Certains se sont étonnés que Benoît XVI n’aborde pas tous les aspects de l’économie. C’est oublier que la doctrine sociale de l’Église forme un tout et n’a pas commencé avec lui. Il avait luimême souligné qu’il n’était pas nécessaire de reprendre ce que ses prédécesseurs – à commencer par Jean-Paul II- avaient fort bien expliqué et qui est donc définitivement acquis. Voilà pourquoi il ne faut pas s’étonner, par exemple, qu’il ne cite pas explicitement le « capitalisme », sujet largement abordé par son prédécesseur dans le chapitre IV de Centesimus annus. S’il ne le cite pas en détail, ce n’est pas parce qu’il le condamne dans ses institutions, mais parce que son prédécesseur avait parfaitement expliqué à quelles conditions le capitalisme, ou économie de marché, ou économie libre, étaient acceptables. Retenons donc, à titre de simple illustration, quatre domaines économiques importants, soulignés dans Caritas in veritate.
1 – Le marché
« Lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché est l’instrument économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leur relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs » (§ 35). Voilà une définition claire, mais si on en restait là, quel serait l’apport de Benoît XVI ? Jean-Paul II lui aussi avait déjà parlé dans Centesimus annus du marché comme « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». La suite du texte de Benoît XVI éclaire son propos : « Le marché est soumis aux principes de la justice dite commutative, qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre sujets égaux ». C’est ce qu’expliquait déjà saint Thomas, avec le juste prix ou le juste salaire. Il ne faut léser aucune des deux parties lors d’un échange sur un marché.
« Mais la doctrine sociale de l’Église n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même ». « En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeurs des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est cette confiance qui fait défaut et la perte de confiance est une perte grave » (§ 35). Nous voici au cœur de la crise actuelle, crise de confiance.
Ce qui est nouveau, ce n’est pas de parler de la justice distributive, mais de la lier directement au fonctionnement du marché lui-même, comme une condition de son efficacité. Voilà qui devrait ouvrir une piste de réflexion aux économistes ; pas de marché sans confiance, ce n’est pas nouveau et cela nous le savons tous ; mais pas de confiance ni même de marché sans solidarité de manière « interne », voilà qui doit donner à réfléchir. Benoît XVI explique d’ailleurs plus loin que « la société ne doit pas se protéger du marché », comme s’il était mauvais en soi, mais aussi que « le marché peut être orienté de façon négative » (§ 26). Car « le marché n’existe pas à l’état pur ». « Ainsi peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux-mêmes en instruments nuisibles. Mais c’est la raison obscurcie de l’homme qui produit ces conséquences, non l’instrument lui-même. C’est pourquoi, ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale » (§ 36). Revoilà l’éthique placée au cœur du marché et l’homme mis en face de sa liberté pour effectuer des choix responsables.2 – Le profit
Il n’a jamais été condamné en soi et Jean-Paul II en reconnaissait « le rôle pertinent ». Benoît XVI revient sur la question : « Le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien à la façon de le créer que de l’utiliser. La visée exclusive du profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la pauvreté » (§ 21). Du point de vue économique, on peut expliquer qu’il y a des institutions qui donnent un sens à la façon de créer le profit, comme par exemple la concurrence, à la différence du monopole qui transforme le profit en simple rente. De même, en ce qui concerne l’utilisation du profit, il est normal de rémunérer les apporteurs de capitaux et l’entrepreneur. En outre, si ceux-ci ont une vision à long terme, une part importante des profits (c’est souvent le cas) servira à l’autofinancement, donc au développement de l’entreprise, permettant de produire des biens et de créer des emplois.
Pourquoi Benoît XVI insiste-t-il alors sur ce point ? Parce que ces conditions économiques sont nécessaires, mais pas suffisantes. On peut faire des profits, en concurrence, en vendant de la drogue, voire en prostituant des enfants. C’est là que le bien commun et l’éthique sont à nouveau au cœur du problème : on peut faire des profits en rendant de vrais services à de vrais clients, mais seule une conscience morale droite du producteur, du client, des intermédiaires, détermine si ce profit est moralement légitime en raison du moyen utilisé (une concurrence loyale), du but poursuivi (rendre un service qui fasse grandir l’homme et respecte sa dignité). C’est cela, en matière économique, viser le bien commun : rendre sur un marché de vrais services aux autres, la vérité s’appréciant ici à l’aune de l’éthique. Bien entendu, la loi a son rôle à jouer (on pense aux produits illicites), mais saint Thomas d’Aquin avait déjà expliqué que la loi ne pouvait réprimer tout le mal qu’il y avait dans le monde. L’appel à l’éthique, à la conscience de chacun, à la morale est indispensable.3 – L’entrepreneur
Jean-Paul II avait déjà rendu hommage au rôle de l’entrepreneur. Benoît XVI souligne lui certains dangers et une extension de la notion. Le danger, il le voit car « en raison de la croissance de leurs dimensions et au besoin de capitaux toujours plus importants, les entreprises ont de moins en moins à leur tête un entrepreneur stable qui soit responsable à long terme de la vie et des résultats de l’entreprise et pas seulement à court terme » (§ 40). Il dénonce également « des fonds anonymes », mais il reconnait aussi que de « nombreux managers » ont des « analyses clairvoyantes ». Ce qu’il dénonce ici, c’est la recherche du seul « profit à court terme » « sans rechercher aussi la continuité de l’entreprise à long terme ». La question de l’entrepreneur est une vraie question et il est vrai que certaines formes d’entreprises, par exemple avec un noyau familial stable, favorisent plus cette vision à long terme. Mais la grande entreprise à capital plus dispersé n’est pas condamnée à ne voir que le court terme ; il faut réfléchir à des techniques, y compris juridiques, favorisant ce souci du long terme. Il est sûr que certains chefs d’entreprises, soucieux, après avoir mal géré et ruiné leur entreprise, et provoqué un désastre économique et social, du montant de leurs stocks options ou autres parachutes dorés ne donnent pas l’exemple de la nécessaire rigueur morale. Celui qui a bien géré doit légitimement être bien récompensé ; celui qui a mal géré doit avoir la décence, même s’il a la légalité pour lui, de savoir se comporter dignement.
Mais Benoît XVI développe une autre idée, à propos de l’entrepreneuriat. On a tendance à « penser exclusivement à l’entrepreneur privé de type capitaliste ». « En réalité, l’entrepreneuriat doit être compris de façon diversifiée […] Avant d’avoir une signification professionnelle, l’entrepreneuriat a une signification humaine. Il est inscrit dans tout travail, vu comme « actus personae », c’est pourquoi il est bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter sa contribution propre de sorte que lui-même sache travailler à con compte. Ce n’est pas sans raison que Paul VI enseignait que « tout travailleur est un créateur » (§ 41). Jean-Paul II avait déjà évoqué le sujet lui aussi : nous sommes tous des créateurs et nous poursuivons en quelque sorte l’ordre du Créateur en répondant à sa demande de dominer la terre et de la soumettre. Il ne s’agit pas de faire disparaître le salariat (même s’il est bon que le nombre d’entreprises, y compris de toutes petites entreprises, se développe), mais de faire en sorte que, contrairement à ce qui se passait avec le taylorisme, chaque salarié se sente impliqué, informé, autonome, responsable et ait le sens profond de son travail, qui fait de lui un créateur : tous entrepreneurs, en quelque sorte. C’est ainsi que doit évoluer l’entreprise et c’est à la fois une règle de bonne gestion et une exigence éthique. Chacun y sera gagnant. On voit bien avec cet exemple que la doctrine sociale de l’Église est réaliste et que l’éthique n’est pas incompatible avec la réussite économique. Elle en est même la condition à long terme.4 – La responsabilité sociale de l’entreprise et la véritable éthique
Benoît XVI n’ignore pas les thèmes à la mode de la « business ethics » et de la responsabilité sociale de l’entreprise (§ 40) et il cite longuement les diverses « parties prenantes ». Positivement, il y voit le fait qu’on tienne compte de tous ceux « qui contribuent à la vie de l’entreprise » : « la gestion de l’entreprise ne peut tenir compte des intérêts de ses seuls propriétaires » (§ 40). Mais chacun sait bien qu’il y a de tout dans ce courant de responsabilité sociale de l’entreprise, non seulement de simples opérations de communication ou de marketing, mais aussi le fait que ce courant d’éthique des affaires soit parfois fort éloigné de la véritable éthique et fait passer pour de l’éthique ce qui en est parfois le contraire.
Cela permet au pape de revenir sur ce qu’est véritablement l’éthique : « pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique, non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne. » (§ 45). Et après avoir décrit diverses formes de « business ethics », de finance éthique, etc., processus « appréciable et [qui] mérite un large soutien », il ajoute cette formule essentielle : « Toutefois, il est bon d’élaborer aussi un critère valable de discernement, car on note un certain abus de l’adjectif éthique qui, employé de manière générique, se prête à désigner des contenus très divers, au point de faire passer sous son couvert des décisions et des choix contraires à la justice et au véritable bien de l’homme » (§ 45). Ce que le pape considère sous le nom d’éthique, ce n’est pas n’importe quel slogan publicitaire, mais ce que la doctrine sociale de l’Église a à dire de l’éthique, « qui se fonde sur la création de l’homme à l’image de Dieu, principe d’où découle la dignité inviolable de la personne humaine, de même que la valeur transcendante des normes morales naturelles. Une éthique économique qui méconnaîtrait ces deux piliers, risquerait inévitablement de perdre sa signification propre et de se prêter à des manipulations » (§ 45). Voilà, sur cette question à la mode de l’éthique et de la moralisation, une mise au point définitive, qui relativise beaucoup de discours soi-disant « éthiques ». Un bon slogan publicitaire employant le mot « éthique » ou « valeurs » ne suffit pas à garantir un contenu éthique. Il y a une vraie et une fausse éthique. La vraie éthique est celle qui respecte la dignité de l’homme et les règles morales naturelles.III – Le développement intégral
La question sociale est devenue une question anthropologique
Ici, Benoît XVI se situe clairement dans la ligne de Paul VI (Populorum progressio, 1967) et de Jean-Paul II (Sollicitudo rei socialis, 1987). La question sociale est devenue mondiale. Le thème du développement est central, car les peuples de la faim interpellent les peuples de l’opulence et le développement est le nouveau nom de la paix, selon les expressions de Paul VI. Tout cela est devenu tout à fait classique dans la Doctrine sociale de l’Église. On peut cependant souligner trois thèmes plus novateurs ou plus éclairants parmi tous ceux qu’aborde Benoît XVI.
1 – La mondialisation
C’est devenu un phénomène majeur, lié au développement. Le vrai développement concerne « chaque personne » et « l’humanité tout entière » (§ 1). Le « monde est sur la voie d’une mondialisation progressive et généralisée. Le risque de notre époque réside dans le fait qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples, ne corresponde pas l’interaction éthique des consciences et des intelligences dont le fuit devrait être l’émergence d’un développement vraiment humain » (§ 9). Par ailleurs, « Paul VI comprit clairement que la question sociale était devenue mondiale et il saisit l’interaction entre l’élan vers l’unification de l’humanité et l’idéal chrétien d’une unique famille des peuples, solidaire dans une commune fraternité. » (§ 14).
En outre « le développement ne peut être intégralement humain que s’il est libre ; seul un régime de liberté personnelle lui permet de se développer de façon juste « (§ 17). Mais le développement comporte une dimension économique : « faire sortir les peuples de la faim, de la misère, des maladies endémiques et de l’analphabétisme » (§ 21). Pour atteindre ce but, ces peuples doivent participer à la vie économique internationale. Cela pose la question délicate et controversée du protectionnisme ou du libre échange. Le pape ne la règle pas d’un point de vue technique, ce n’est pas son rôle. Mais il observe que « bien que de façon fragile et non homogène, de nombreuses régions du globe se sont aujourd’hui développées » (§ 23). « Le nouveau contexte commercial et financier international » entraîne des limites dans la souveraineté des États (§ 24), ce qui est un important sujet de réflexion. En outre, certains aspects de la mondialisation ont « entraîné l’affaiblissement des réseaux de protection sociale » (§ 25).
Tout cela est complexe car des « régions du globe, autrefois marquées par la pauvreté, ont connu des changements notables en termes de croissance économique » (§ 33), alors que d’autres sont encore plongées dans la misère. Les économistes peuvent aider à comprendre ces phénomènes, en termes d’institutions, de sécurité juridique et militaire ou de libertés économiques. Mais, sans ouvrir une polémique délicate sur le libre échange, on doit bien noter que Benoît XVI rappelle que parmi le causes de l’aggravation de la situation des plus pauvres, il y avait par exemple « les tarifs douaniers élevés imposés par les pays économiquement développés et qui empêchent encore aujourd’hui les produits provenant de pays pauvres d’entrer sur leurs marchés » (§ 33).
D’autres conséquences de la mondialisation sont abordées par le pape, comme la question de la « mobilité du travail, liée à la déréglementation généralisée ». Il en souligne les aspects positifs, permettant la création de nouvelles richesses et l’échange entre différentes cultures, mais aussi des aspects plus négatifs avec une « incertitude sur les conditions de travail » (§ 25). Le phénomène des migrations est également cité, avec les « défis » (§ 62) que lance cette question aux communautés nationales et à la communauté internationale. Dans tous les cas, ajoute le pape, « ces travailleurs ne doivent pas être considérés comme une marchandise ou simplement comme une force de travail. […] Tout migrant est une personne humaine qui, en tant que telle, possède des droits fondamentaux inaliénables qui doivent être respectés par tous et en toutes circonstances » (§ 62).
Tout cela doit faire réfléchir, surtout que le pape précise que derrière le processus économique de la mondialisation « se trouve la réalité d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de peuples auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le développement. » (§ 42). Certes « la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront. Nous ne devons pas en être les victimes, mais les protagonistes […]. S’y opposer aveuglement serait une attitude erronée, préconçue, qui finirait par ignorer un processus porteur d’aspects positifs, avec le risque de perdre une grande occasion de saisir les multiples opportunités de développement qu’elle offre » (§ 42). Mais il faut aussi « en corriger les dysfonctionnements » (§ 42). « Il ne faut cependant pas oublier que pour ces pays, la possibilité de commercialiser ces produits signifie souvent assurer leur survie à court et à long terme » (§ 58).
On le voit, les liens mondialisation, développement, échanges internationaux, commerce sont complexes. On sait les chrétiens, comme tous les autres, divisés à ce sujet. Lire et méditer les réflexions du pape pourrait aider chacun à progresser dans ce domaine. On trouve par exemple dans ce texte des idées originales, comme la « subsidiarité fiscale, qui permettrait aux citoyens de décider de la destination d’une part de leurs impôts versés à l’État […]. Cela peut aider à encourager des formes de solidarité sociale à partir des citoyens eux-mêmes » (§ 60). Le pape y pense à propos de l’aide au développement, mais il y a là une idée originale et aux possibilités concrètes d’application, pouvant d’ailleurs s’appliquer dans d’autres domaines.
De même, le pape ouvre des pistes très concrètes, pouvant prêter à réflexion, par exemple sur le rôle, dans une économie mondialisée, « des consommateurs et de leurs associations » (§ 66), « phénomène sur lequel il faut approfondir la réflexion » avec des éléments positifs et des excès à éviter. Car acheter » est non seulement un acte économique, mais toujours aussi un acte moral ». Autre piste de réflexion, surtout avec la crise financière que nous avons connue, non seulement sur « la responsabilité même de l’épargnant », mais aussi sur « l’expérience de la micro finance », qui « doit être renforcée ». Plus généralement, il faut que la finance « redevienne un instrument visant à une meilleure production de richesses et du développement » (§ 65), tous ces instruments devant être « utilisés de manière éthique ».
La mondialisation bouleverse aussi la question de la culture. Il y a des « occasions d’interaction entre les cultures », […] « ouvrant de nouvelles perspectives au dialogue interculturel », mais il y a aussi pour le pape des dangers « d’éclectisme culturel assumé souvent de façon non critique : les cultures sont simplement mises côte à côte et considérées comme substantiellement équivalentes et interchangeables entre elles », ce qui favorise le relativisme. Il existe un danger « constitué par le nivellement culturel et par l’uniformisation des comportements et des styles de vie « (§ 26).
D’autres thèmes doivent être discutés et approfondis, comme l’idée, face au développement de l’interdépendance mondiale, à propos de la réforme de l’ONU, de donner « une réalité concrète au concept de famille des Nations » (§ 67). Certains ont discuté la proposition de mettre « en place une véritable autorité politique mondiale » (§ 67), mais le pape y met beaucoup de conditions, dont la conformité au principe de subsidiarité ou encore le fait qu’elle soit « ordonnée à la réalisation du bien commun » (§ 67) : on peut douter en tous cas que le système actuel des Nations Unies, lorsque l’ONU envisage par exemple « un droit » à l’avortement ou conditionne des aides au développement à des éléments contraires à la morale naturelle, aille dans le sens de ce bien commun mondial.
Voilà, parmi bien d’autres, de vastes sujets de réflexion liés à la mondialisation.2 – Marché, État, société civile
Partout, la question de l’équilibre des ordres sociaux est essentielle. Benoît XVI ouvre des pistes nouvelles de réflexion. À la suite de Jean-Paul II, il souligne « la nécessité d’un système impliquant trois sujets : le marché, l’État, et la société civile » (§ 38). La vie économique (le marché) nécessite le contrat ; l’État et la politique ont besoin de lois justes ; la société civile est marquée par l’esprit du don (§ 37). C’est tout l’équilibre des ordres sociaux-économiques qui est ici posé. Le pilier société civile est essentiel et ne doit pas être oublié pour ne pas enfermer chacun dans un choix entre individu et État, ou encore marché et politique. C’est ici un discours traditionnel de l’Église : la société civile au sens de Tocqueville, ce sont les corps intermédiaires du XIXe siècle, c’est encore ce que Jean-Paul II appelait dans Centesimus annus « la personnalité de la société » : familles, associations, syndicats, organismes caritatifs, clubs-services, regroupements volontaires de toutes sortes – sportifs, culturels, éducatifs – paroisses et mouvements religieux etc. Insister sur tous ces corps intermédiaires, c’est aussi donner une application concrète au principe de subsidiarité. Benoît XVI rappelle d’ailleurs que le principe de subsidiarité est « l’expression de l’inaliénable liberté humaine » et que « la subsidiarité est avant tout une aide à la personne, à travers l’autonomie des corps intermédiaires » (§ 57).
Tout cela constitue un point central de la doctrine sociale l’Église qui refuse l’opposition binaire marché/État. Benoît XVI fait ainsi l’éloge de la société civile, pour ne pas laisser au marché et à l’État une sorte de « monopole », car « le binôme exclusif marché/État corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elles, créent de la socialité » (§ 39).
Cette question du domaine du marché (avec le contrat), de l’État (avec la loi) et de la société civile (avec le don et la gratuité) pose pour chaque pays la question de l’équilibre entre ces trois ordres et surtout de l’indépendance de chacun d’eux, chaque ordre devant rester à sa place. Bien des désordres de nos sociétés contemporaines viennent de la confusion des ordres, par exemple, la domination exclusive du religieux (qui fait partie de la société civile) pouvant tomber dans la théocratie, celle du marchand dans le matérialisme (l’homme n’est vu que comme producteur et consommateur), celle du politique dans le totalitarisme (le XXe siècle nous en a, hélas, donné tant d’exemples, du communisme au nazisme).
Mais Benoît XVI souligne un point plus original. Il rappelle que Jean-Paul II « avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité, mais il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines » (§ 38). Voilà une nouvelle piste de réflexion ouverte par Benoît XVI : comment intégrer le don et la gratuité non seulement dans la société civile, où ils ont leur place naturelle (qu’on pense à la famille ou au caritatif, aux associations ou aux paroisses), mais aussi dans le domaine marchand et dans le domaine politique. Si cela signifie, comme le suggère le pape, que la solidarité doit être le domaine de tous et « ne peut donc être déléguée seulement à l’Etat » (§ 38), c’est assez simple. Mais il va plus loin ; comment imaginer, aux cotés d’entreprises classiques cherchant le profit, d’autres formules ? Comment intégrer le don dans la politique (qui est le domaine de l’impôt obligatoire) et dans le marchand ? Tout cela ouvre encore de formidables pistes de réflexion, sur le plan juridique et économique notamment.3 – L’homme ne vit pas seulement de pain
Qu’est-ce que le fameux développement intégral de l’homme, mis en avant par Paul VI et repris par Benoît XVI, jusque dans le sous-titre de Caritas in veritate ? Surtout qu’il s’agit pour le pape d’un « développement humain intégral dans la charité et dans la vérité »...Cela veut clairement dire que le développement ne saurait se limiter à l’économie et aux questions matérielles. C’est de l’homme tout entier dont il s’agit. « Toute l’Église, dans tout son être et tout son agir, tend à promouvoir le développement intégral de l’homme quand elle annonce, célèbre et œuvre dans la charité » (§ 11). On est loin du seul développement économique ; on rejoint « Caritas in veritate », c'est-à-dire l’amour dans la vérité.
Sans entrer dans le détail, on peut d’abord citer de nombreux thèmes qui vont au delà du développement économique au sens strict. C’est ainsi que Benoît XVI aborde longuement la question de l’environnement. « Le thème du développement est aussi aujourd’hui fortement lié aux devoirs qu’engendre le rapport de l’homme avec l’environnement naturel » (§ 48). « Celui-ci a été donné à tous par Dieu et son usage représente pour nous une responsabilité à l’égard des pauvres, des générations à venir et de l’humanité tout entière ». Mais le pape n’oublie pas que l’homme peut user de la nature « pour satisfaire ses besoins légitimes –matériels et immatériels– dans le respect des équilibres propres à la réalité créée ». S’il faut respecter la nature, c’est bien l’homme qui est premier.
Benoît XVI critique la vision d’une écologie extrême dans laquelle l’homme finit « par considérer la nature comme une réalité intouchable » (§ 48) ; abuser de la nature ou au contraire la considérer comme intouchable n’est pas « conforme à la vision chrétienne de la nature, fruit de la création de Dieu » (§ 48). La « nature est à notre disposition » […] « comme un don du Créateur qui en a indiqué les lois intrinsèques afin que l’homme en tire les orientations nécessaires pour « la garder et la cultiver » (Gn 2,15). « Toutefois, il faut souligner que considérer la nature comme plus importante que la personne humaine elle-même est contraire au véritable développement ».
Ceux qui pensent que préserver la vie humaine est moins important que préserver telle espèce animale ou tel élément de la nature se trompent. Nous avons des responsabilités vis-à-vis de la nature et vis-à-vis des générations futures, mais c’est une alliance « entre l’être humain et l’environnement » (§ 50) qui doit être recherchée, non un écrasement de l’homme au profit de la seule nature. L’Église doit donc « préserver non seulement la terre, l’eau et l’air comme dons de la création appartenant à tous, elle doit aussi surtout préserver l’homme de sa propre destruction. Une sorte d’écologie de l’homme, comprise de manière juste, est nécessaire » (§ 51). Jean-Paul II avait déjà parlé d’écologie humaine et ne pas respecter la vie humaine fera perdre et le concept d’écologie humaine et celui d’écologie environnementale.
Au delà, avec la notion de développement intégral, on a donc chez Benoît XVI un hymne à la vie, comme chez Jean-Paul II qui dénonçait lui aussi la « culture de la mort ». D’ailleurs, Benoît XVI critique ceux qui pensent que la croissance démographique est l’ennemie du développement. « Considérer l’augmentation de la population comme la cause première du sous-développement est incorrect, même du point de vue économique », ce qui n’exclut pas, bien entendu, « l’attention due à une procréation responsable » (§ 44). Mais ce qui compte ici, c’est « la compétence primordiale des familles par rapport à celle de l’Etat » et de ses politiques contraignantes. « L’ouverture moralement responsable à la vie est une richesse sociale et économique » (§ 44).
On a changé de dimension. On est loin d’une vision étroite de l’économie et du développement purement matériel. « Le développement authentique de l’homme concerne unitairement la totalité de la personne dans chacune de ses dimensions » (§ 11). Cela n’exclut en rien la nécessité absolue du développement économique, qui n’a que trop attendu pour les plus démunis. Mais cela rappelle que l’homme « ne vit pas seulement de pain » : il a donc besoin de pain, mais son horizon ne s’arrête pas là. C’est aussi en ce sens qu’on retrouve la question éthique, celle du sens profond de l’homme.On peut donc, pour terminer, revenir sur une réflexion de Benoît XVI, qui ouvre des perspectives considérables. « Il faut affirmer aujourd’hui que la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie, remise toujours plus entre les mains de l’homme par les biotechnologies » (§ 75). Il est loin le temps où la doctrine sociale de l’Église semblait s’arrêter aux questions sociales, au sens étroit du terme ; plus tard, la question est devenue mondiale et a concerné notamment le problème du développement ; on y a intégré 17 également des éléments liés aux droits de l’homme ou à la démocratie. Aujourd’hui, c’est l’homme tout entier qui est concerné par la doctrine sociale de l’Église et parler de respect de la vie, d’IVG ou d’euthanasie, de bioéthique, de recherche sur les embryons, de fécondation in vitro, de planification eugénique, de clonage, etc., c’est encore rester dans le cadre de la doctrine sociale de l’Église que Benoît XVI achève d’élargir explicitement, comme avaient commencé à le faire Paul VI ou Jean-Paul II, non seulement à tous les hommes, mais aussi aux dimensions de l’homme tout entier. Voilà pourquoi, ici encore, l’éthique est au cœur du sujet. Et voilà pourquoi le pape insiste sur le fait que la doctrine sociale de l’Église, la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique, concernant l’homme dans toutes ses dimensions.
On ne sera pas surpris qu’un pape intègre, dans cette notion élargie de développement intégral, non seulement l’économie, la démographie, l’écologie, la culture, l’éducation, la vie, mais aussi une dimension transcendante. « Le développement authentique de l’homme concerne unitairement la totalité de la personne dans chacune de ses dimensions » (§ 11). « Un tel développement demande, en outre, une dimension transcendante de la personne » (§ 11). Pour lui, « il n’y a pas de développement plénier et de bien commun universel sans bien spirituel et moral des personnes » (§ 76).
Ce développement intégral nécessite donc « la liberté responsable de la personne et des peuples : aucune structure ne peut garantir ce développement en dehors et au dessus de la responsabilité humaine » (§ 17). Voilà pourquoi, pour Benoît XVI, « le développement ne peut être intégralement humain que s’il est libre ; seul un régime de liberté responsable lui permet de se développer de façon juste » (§ 17). Pourquoi terminer sur la liberté ? D’abord parce que le premier mot du titre de l’encyclique (Caritas) signifie amour et que l’on ne peut aimer que librement, jamais d’une manière contrainte ! Seul un être libre est capable d’amour. Ensuite parce que le deuxième terme du titre de cette encyclique est celui de vérité (veritate) et que, comme Jésus l’avait déjà affirmé il y a près de deux mille ans, seule « la vérité vous rendra libres » (Jn 8, 32).1 C’est ainsi, par exemple que, sur les questions économiques abordées dans l’encyclique, Benoît XVI offre aux économistes un véritable programme de recherche appliquée, car le pape pose les vraies questions et ouvre des pistes de réflexion, qui sont autant d’invitations à nous mettre au travail, comme je l’ai souligné dans un article publié dans L’Osservatore Romano, édition hebdomadaire en langue française, n°29 du 21 juillet 2009, p. 6 : J-Y Naudet, « Réflexions sur l’encyclique Caritas in veritate : Le défi lancé aux économistes ».
2 Cette deuxième partie, portant sur des questions plus strictement économiques, est largement reprise d’un de mes articles antérieurs, publié par la revue Liberté politique, (Fondation de service politique), dans un dossier consacré à Caritas in veritate, de septembre 2009, n°46, article paru sous le titre « Une leçon d’éthique économique ».« Jacques Garello - Comment lire l'encyclique de Benoît XVI ?Jean-Yves Naudet : La société civile selon Benoît XVI »
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