• Jean-Yves Naudet - Une leçon d'éthique économique

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    Il faudra des années pour découvrir toutes les richesses de Caritas in veritate, un des grands textes de la doctrine sociale de l’Eglise, que le magistère sait nous offrir aux moments difficiles de notre histoire. On peut en faire une lecture théologique, philosophique, économique, écologique, politique,… Tous ces éléments sont indissociables et c’est l’ensemble qui constitue un tout cohérent. Voilà pourquoi il faut inviter chacun à lire et méditer ce texte. Mais il faut bien en expliquer les divers aspects, pour offrir quelques pistes pour cette lecture. Plusieurs sont proposées dans ce numéro de Liberté politique. Elles sont donc complémentaires et non contradictoires. Comme économiste, je me centre prioritairement sur le domaine qui est le mien. Il faut cependant, pour comprendre ce texte, y compris dans sa dimension économique, souligner quelques préalables :

    Jean-Yves Naudet - Une leçon d'éthique économique

     

    1) Il n’y a qu’une doctrine sociale de l’Eglise, qui débute, au sens strict du terme, avec Léon XIII et Rerum novarum en 1891, se poursuit avec tous ses successeurs, donc avec Benoît XVI aujourd’hui, et qui se poursuivra après lui. Cet enseignement comprend, selon la belle expression de Jean-Paul II dans Centesimus annus, « des principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l’Eglise et, à ce titre, engagent l’autorité de son magistère » (Centesimus annus, §3). La dignité incomparable de la personne humaine, sculptée à l’image de dieu, en est l’élément le plus évident. Ces principes, aucun pape ne pourra les remettre en cause, ce qui ne les empêche pas d’aborder aussi des questions plus prudentielles. Cela explique pourquoi Benoît XVI cite toutes les encycliques de ses prédécesseurs, à commencer par Populorum progressio de Paul VI (1967), parce que c’était la première à porter explicitement sur le développement. Et Benoit XVI lève d’emblée toute ambigüité face à certaines spéculations : « il n’y a pas deux typologies différentes de doctrine sociale, l’une préconciliaire et l’autre postconciliaire, mais un unique enseignement, cohérent et en même temps toujours nouveau » (§12).

    2) La méthode est la même depuis Léon XIII : Rerum novarum, c'est-à-dire relire, approfondir ces principes doctrinaux intangibles à la lumière des choses nouvelles, des événements nouveaux : la misère ouvrière après la révolution industrielle et la fin des corporations, ainsi que la montée du marxisme pour Léon XIII, la crise de 1929 pour Pie XI, la décolonisation, puis la question sociale devenue mondiale pour Jean XXIII et Paul VI, la chute du mur de Berlin pour Jean-Paul II. Benoît XVI fait de même et applique les mêmes principes à la situation d‘aujourd’hui : mondialisation, sous-développement, crise financière, crise économique, crise morale, etc.  

    3) Ce texte n’est pas adressé aux seuls catholiques, même si le pape les cite en premier comme destinataires de sa lettre, en commençant par les évêques, mais aussi « à tous les hommes de bonne volonté ». Nos sociétés sont éclatées : il y a des relisons diverses, des agnostiques, des athées. Il faut vivre ensemble et construire ensemble une société plus humaine. Le Pape s’adresse donc à tous les hommes de bonne volonté. Or lorsqu’il s’adresse aux chrétiens, il peut parler le langage de la foi, mais pour s’adresser à ceux qui ne partagent pas cette foi, il faut y ajouter un autre langage, celui de la raison. Fides et ratio, c’était déjà un thème cher à Jean-Paul II. C’est en réalité la méthode de l’Eglise en ces domaines, au moins depuis Saint Thomas d’Aquin et la réintroduction de la philosophie grecque, notamment la philosophie réaliste d’Aristote, dans la pensée chrétienne. Tout homme de bonne volonté peut découvrir la loi naturelle inscrite dans son cœur, comprendre le droit naturel, utiliser sa raison pour réfléchir aux questions de société. Certes :le Pape reste Pape à chaque phrase et cite l’écriture aussi bien que la tradition de l’Eglise, il ne met pas « son drapeau dans sa poche » ; mais il veut s’adresser à tous et montre la parfaite compatibilité entre la foi et la raison, même s’il pousse les hommes à aller plus loin que la seule raison et à découvrir la transcendance.

    4) Une nouvelle fois, comme ses prédécesseurs, il montre que la doctrine sociale de l’Eglise n’appartient pas au domaine de l’idéologie et encore moins de la politique politicienne ; Nul ne peut la récupérer pour soi seul. Elle est d’une autre nature, elle n’est même pas, comme beaucoup le pensent, une « troisième voie ». Elle n’est donc pas une idéologie. Elle est une façon radialement originale de juger les sociétés, les institutions, les comportements. Ceux qui cherchent la victoire d’une sensibilité sur une autre, d’une théorie sur une autre seront déçus. Le pape n’est pas à droite ou à gauche, il est bien au dessus de ces contingences. Certes, il sait condamner, comme ses prédécesseurs, les idéologies totalitaires qui nient la dignité et la liberté humaines ; il sait reconnaitre les institutions humainement acceptables, parce que que conformes à la nature de l’homme ; mais, même dans ce cas, la doctrine sociale de l’Eglise exerce son regard critique vis-à-vis de toute situation, de toute institution, de tout comportement, car son but est de pousser l’homme à progresser sans cesse, en premier lieu vers la sainteté. Voilà pourquoi, surtout avec des hommes pécheurs, la doctrine sociale de l’Eglise aura toujours un regard critique vis-à-vis de toute situation, car on peut toujours aller plus loin pour « construire la civilisation de l’amour ». C’est particulièrement vrai en économie et l’économie ne sera jamais « le Royaume » : l’Eglise ne cessera de critiquer les injustices ou les situations humaines dégradantes.

    5) La doctrine sociale de l’Eglise ne se limite pas à l’économie. Il est vrai qu’elle est partie de la « question ouvrière » au XIX siècle et que les questions économiques et sociales restent importantes dans cette doctrine,. Mais les corps intermédiaires, les associations de toutes sortes, le syndicats, les familles bien sur, les groupements de toute nature, qui constituent la société civile, sont des réalités humaines qui relèvent de la doctrine sociale dès l’origine, tout comme peu à peu la politique, la démocratie, les liens entre valeurs, droits fondamentaux et vote majoritaire, et Benoît XVI est un de ceux qui est allé le plus loin en affirmant même que « la question sociale est devenue radicalement anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie » (§ 75). Bien des débats actuels « de société » ressortissent désormais de la doctrine sociale de l’Eglise qui s’intéresse à l’homme tout entier et qui se révèle donc comme une anthropologie. D’une certains façon, tout ce qui concerne l’homme est l’objet de la doctrine sociale de l’Eglise. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger.

    6) Certains ont été surpris par l’insistance de Benoît XVI à dénoncer, en plus des idéologies traditionnelles, « l’idéologie technocratique » (§ 14) contre laquelle Paul VI avait déjà mis en garde. Le processus de développement serait en effet confié à « la seule technique ». Cette idéologie technocratique est « particulièrement forte aujourd’hui ». Bien entendu, il précise bien que dans son esprit cela ne revient pas à nier la nécessité de la technique, sans laquelle le développement lui-même serait mis en cause, mais bien « l’idéologie technocratique » qui revient à « absolutiser idéologiquement le progrès technique » (§14). Cette priorité absolue donnée à la technique trouve au moins deux applications idéologiques. La première est le marxisme, pour qui « l’infrastructure », donc la technique, commande à tout et justifie les superstructures, y compris la morale ou la religion ; la seconde, très en vogue encore aujourd’hui, est l’utilitarisme : une technique efficace se justifie en soi, donc la fin justifie les moyens puisque ces moyens donnent de bons résultats : on en voit des applications dramatiques avec l’utilisation d‘embryons comme simple matériau. Dans ces deux cas, c’est la négation de toute éthique et Benoît XVI a raison de dénoncer fermement cette dérive de la primauté de la technique sur l’éthique.

    Au-delà de ces réflexions préalables, quel que soit le sujet abordé, le pape se place dans une perspective de long terme et non dans un souci d’immédiateté. C’est la sagesse même et la crise que nous avons vécu a largement été provoquée par le seul souci du très court terme : tout, tout de suite, de la consommation au profit en passant par le crédit. En plaçant son encyclique dans le cadre de l’amour et de la vérité (« Caritas in veritate »), il est évident que Benoît XVI renverse totalement la perspective de l’impatience actuelle, pour se situer dans la perspective de ce qui est véritablement durable. Et quoi de plus durable que l’amour et la vérité ? Je me limiterai donc aux questions économiques, pour lesquelles Benoît XVI, comme dans les autres domaines, va renverser bien des perspectives en se plaçant justement dans la durée et non dans l’immédiateté. C’est vrai pour l’économie elle-même, qui doit avoir un fonctionnement éthique, et c’est vrai pour la question du développement, qui doit être un « développement intégral de l’homme » selon l’expression de Paul VI dans Populorum progressio.

    I. POUR UN FONCTIONNEMENT ÉTHIQUE DE L’ÉCONOMIE

    En matière économique, Benoît XVI se situe dans la ligne de Jean-Paul II pour expliquer que l’Eglise n’a pas de solutions techniques à offrir : elle dit ce qui n’est pas conforme à la dignité de l’homme, elle ouvre des pistes compatibles avec une morale naturelle et chrétienne, mais ceux qui attendaient que le pape explique comment résoudre la crise auront été déçus : ce n’est pas lui qui va déterminer le bon niveau des taux d’intérêt de la FED ou de la BCE. On se situe sur un plan autrement plus élevé.

    En outre, comme l’Eglise est « experte en humanité », comme le soulignait déjà Paul VI, elle connait bien la nature humaine, ses forces et ses faiblesses. On ne peut rien comprendre à la question économique si on ne part pas de ce fait fondamental qui est le péché originel. Si l’on élimine cette notion de péché originel, on construit un monde utopique dans lequel les plus violents ou les plus malhonnêtes l’emporteront. D’où cette formule essentielle : « La sagesse de l’Eglise a toujours proposé de tenir compte du péché originel même dans l’interprétation des faits sociaux et dans la construction de la société (…) A la liste des domaines ou se manifestent les effets pernicieux du péché, s’est ajouté depuis longtemps déjà celui de l’économie » (§34). Voilà qui devrait nous ramener à un peu de sagesse et de modestie dans ce domaine. Sans cela, ajoute le pape, on oublie la morale et on finit par fouler aux pieds « la liberté de la personne et des corps sociaux » (§34)..

    Certains se sont étonnés que Benoît XVI n’aborde pas tous les aspects de l’économie. C’est oublier que la doctrine sociale de l’Eglise forme un tout et n’a pas commencé avec lui. Il avait lui-même souligné qu’il n’était pas nécessaire de reprendre ce que ses prédécesseurs – à commencer par Jean-Paul II- avaient fort bien expliqué et qui est donc définitivement acquis. Voilà pourquoi il ne faut pas s’étonner, par exemple, qu’il ne cite pas explicitement le « capitalisme », sujet largement abordé par son prédécesseur dans le chapitre IV de Centesimus annus. Ce n’est pas parce qu’il le condamne dans ses institutions, mais parce que son prédécesseur avait parfaitement expliqué à quelles conditions le capitalisme ou économie de marché étaient acceptables.. Retenons donc, à titre d’illustration, quatre domaines économiques de Caritas in veritate.

    1) Le marché. « Lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, le marché est l’instrument économique qui permet aux personnes de se rencontrer, en tant qu’agents économiques, utilisant le contrat pour régler leur relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs » (§35). Voilà une confirmation claire, mais si on en restait là, quel serait l’apport de Benoît XVI ? La suite éclaire le propose : « Le marché est soumis aux principes de la justice dite commutative, qui règle justement les rapports du donner et du recevoir entre sujets égaux ». C’est ce qu’expliquait déjà saint Thomas, avec le juste prix ou le juste salaire. « Mais la doctrine sociale de l’Eglise n’a jamais cessé de mettre en évidence l’importance de la justice distributive et de la justice sociale pour l’économie de marché elle-même ». « En effet, abandonné au seul principe de l’équivalence de valeurs des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est cette confiance qui fait défaut et la perte de confiance est une perte grave » (§35). Nous voici au cœur de la crise actuelle, crise de confiance.

    Ce qui est nouveau, ce n’est pas de parler de la justice distributive, mais de la lier directement au fonctionnement du marché lui-même, comme une condition de son efficacité. Voilà qui devrait ouvrir une piste de réflexion aux économistes ; pas de marché sans confiance, ce n’est pas nouveau et cela nous le savons tous ; mais pas de confiance ni même de marché sans solidarité de manière « interne », voilà qui doit donner à réfléchir. Benoît XVI explique d’ailleurs plus loin que « la société ne doit pas se protéger du marché », comme s’il était mauvais en soi, mais aussi que « le marché peut être orienté de façon négative » (§26). Car « le marché n’existe pas à l’état pur ». « Ainsi peut-on arriver à transformer des instruments bons en eux-mêmes en instruments nuisibles. Mais c’est la raison obscurcie de l’homme qui produit ces conséquences, non l’instrument luimême. C’est pourquoi, ce n’est pas l’instrument qui doit être mis en cause mais l’homme, sa conscience morale et sa responsabilité personnelle et sociale » (§36). Revoilà l’éthique placée au cœur du marché.

    2) Le profit. Il n’a jamais été condamné en soi et Jean-Paul II en reconnaissait « le rôle pertinent ». Benoît XVI revient sur la question : « Le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien à la façon de le créer que de l’utiliser. La visée exclusive du profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la pauvreté » (§21). Du point de vue économique, on peut expliquer qu’il y a des institutions qui donnent un sens à la façon de créer le profit, comme par exemple la concurrence, à la différence du monopole qui transforme le profit en simple rente. De même, en ce qui concerne l’utilisation, il est normal de rémunérer les apporteurs de capitaux et l’entrepreneur et si ceux-ci ont une vision à long terme, une part importante des profits (c’est souvent le cas) servira à l’autofinancement, donc au développement de l’entreprise, permettant de produire des biens et de créer des emplois.

    Pourquoi Benoît XVI insiste-t-il alors sur ce point ? Parce que ces conditions économiques sont nécessaires, mais pas suffisantes. On peut faire des profits, en concurrence, en vendant de la drogue, voire en prostituant des enfants. C’est là que le bien commun et l’éthique sont à nouveau au cœur du problème : on peut faire des profits en rendant de vrais services à de vrais clients, mais seule une conscience morale droite du producteur, du client, des intermédiaires, détermine si ce profit est moralement légitime en raison du moyen utilisé (une concurrence loyale), du but poursuivi (rendre un service qui fasse grandir l’homme et respecte sa dignité). C’est cela, en matière économique, viser le bien commun : rendre sur un marché de vrais services aux autres, la vérité s’appréciant ici à l’aune de l’éthique.

    3) L’entrepreneur. Jean-Paul II avait déjà rendu hommage au rôle de l’entrepreneur. Benoît XVI souligne lui certains dangers et une extension de la notion. Le danger, il le voit car « en raison de la croissance de leurs dimensions et au besoin de capitaux toujours plus importants, les entreprises ont de moins en moins à leur tête un entrepreneur stable qui soit responsable à long terme de la vie et des résultats de l’entreprise et pas seulement à court terme » (§40). Il dénonce également « des fonds anonymes », mais il reconnait aussi que de « nombreux managers » ont des « analyses clairvoyantes ». Ce qu’il dénonce ici, c‘est la recherche du seul « profit à court terme » « sans rechercher aussi la continuité de l’entreprise à long terme ». La question de l’entrepreneur est une vraie question et il est vrai que certaines formes d’entreprises, par exemple avec un noyau familial stable, favorisent plus cette vision à long terme. Mais la grande entreprise à capital plus dispersé n’est pas condamnée à ne voir que le court terme ; il faut réfléchir à des techniques favorisant ce souci du long terme. Il est sur que certains chefs d’entreprises, soucieux, après avoir mal géré et ruiné leur entreprise, du montant de leurs stocks options ne donnent pas l’exemple de la nécessaire rigueur morale.

    Mais Benoît XVI développe une autre idée, à propos de l’entrepreneuriat. On a tendance à « penser exclusivement à l’entrepreneur privé de type capitaliste ». « En réalité, l’entrepreneuriat doit être compris de façon diversifiée (…) Avant d‘avoir une signification professionnelle, l’entrepreneuriat a une signification humaine. Il est inscrit dans tout travail, vu comme « actus personae », c’est pourquoi il est bon qu’à tout travailleur soit offerte la possibilité d’apporter sa contribution propre de sorte que lui-même sache travailler à con compte. Ce n’est pas sans raison que Paul VI enseignait que « tout travailleur est un créateur » (§41). Jean-Paul II avait déjà évoqué le sujet lui aussi. Il ne s’agit pas de faire disparaître le salariat (même s’il est bon que le nombre d’entreprises se développe), mais de faire en sorte que, contrairement à ce qui se passait avec le taylorisme, chaque salarié se sente impliqué, informé, autonome et ait le sens profond de son travail, qui fait de lui un créateur : tous entrepreneurs, en quelque sorte. C’est ainsi que doit évoluer l’entreprise et c’est à la fois une règle de bonne gestion et une exigence éthique. Chacun y sera gagnant.

    4) La responsabilité sociale de l’entreprise et la véritable éthique. Benoît XVI n’ignore pas les thèmes à la mode de la « business ethics » et de la responsabilité sociale de l’entreprise (§40) et il cite longuement les diverses « parties prenantes ». Positivement, il y voit le fait qu’on tienne compte de tous ceux « qui contribuent à la vie de l’entreprise » : « la gestion de l’entreprise ne peut tenir compte des intérêts de ses seuls propriétaires » (§40). Mais chacun sait bien qu’il y a de tout dans ce courant de responsabilité sociale de l’entreprise, non seulement de simples opérations de communication ou de marketing, mais aussi le fait que ce courant d’éthique des affaires soit parfois fort éloigné de la véritable éthique et fait passer pour de l’éthique ce qui en est parfois le contraire.

    Cela permet au pape de revenir sur ce qu’est véritablement l’éthique : « pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique, non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne. » (§45). Et après avoir décrit diverses formes de « business ethics », de finance éthique, etc., processus « appréciable et (qui) mérite un large soutien », il ajoute cette formule essentielle : « Toutefois, il est bon d’élaborer aussi un critère valable de discernement, car on note un certain abus de l’adjectif éthique qui, employé de manière générique, se prête à désigner des contenus très divers, au point de faire passer sous son couvert des décisions et des choix contraires à la justice et au véritable bien de l’homme » (§ 45). Ce que le pape considère sous le nom d’éthique, ce n’est pas n’importe quel slogan publicitaire, mais ce que la doctrine sociale de l’Eglise a à dire de l’éthique, « qui se fonde sur la création de l’homme à l’image de Dieu, principe d’où découle la dignité inviolable de la personne humaine, de même que la valeur transcendante des normes morales naturelles. Une éthique économique qui méconnaîtrait ces deux piliers, risquerait inévitablement de perdre sa signification propre et de se prêter à des manipulations » (§45). Voilà, sur cette question à la mode de l’éthique et de la moralisation, une mise au point définitive, qui relativise beaucoup de discours soi-disant « éthiques ». Il y a une vraie et une fausse éthique.

    II. POUR UN DÉVELOPPEMENT INTÉGRAL DE L’HOMME

    Ici, Benoît XVI se situe clairement dans la ligne de Paul VI (Populorum progressio-1967) et de Jean-Paul II (Sollicitudo rei socialis-1987). La question sociale est devenu mondiale. Le thème du développement est central, car les peuples de la faim interpellent les peuples de l’opulence et le développement est le nouveau nom de la paix. Tout cela est devenu tout à fait classique dans la Doctrine sociale de l’Eglise. On peut cependant souligner trois thèmes parmi d’autres.

    1) La mondialisation. C’est devenu un phénomène majeur, lié au développement. Le vrai développement concerne « chaque personne » et « l’humanité tout entière » (§1).. Le « monde est sur la voie d’une mondialisation progressive et généralisée. Le risque de notre époque réside dans le fait qu’à l’interdépendance déjà réelle entre les hommes et les peuples, ne corresponde par l’interaction éthique des consciences et des intelligences dont le fuit devrait être l’émergence d’un développement vraiment humain » (§9). Par ailleurs, « Paul VI comprit clairement que la question sociale était devenue mondiale et il saisit l’interaction entre l’élan vers l’unification de l’humanité et l’idéal chrétien d’une unique famille des peuples, solidaire dans une commune fraternité. » (§14).

    En outre « le développement ne peut être intégralement humain que s’il est libre ; seul un régime de liberté personnelle lui permet de se développer de façon juste « (§17). Mais le développement comporte une dimension économique : « faire sortir les peuples de la faim, de la misère, des maladies endémiques et de l’analphabétisme » (§21).. Pour cela, ces peuples doivent participer à la vie économique internationale. Cela pose la question délicate et controversée du protectionnisme ou du libre échange. Le pape ne la règle pas d’un point de vue technique, ce n’est pas son rôle. Mais il observe que » bien que de façon fragile et non homogène, de nombreuses régions du globe se sont aujourd’hui développées » (§23). « Le nouveau contexte commercial et financier international » entraine des limites dans la souveraineté des Etats (§ 24). Certains aspects de la mondialisation ont « entrainé l’affaiblissement des réseaux de protection sociale ».(§ 25).

    Tout cela est complexe car des « régions du globe, autrefois marquées par la pauvreté, ont connu de changements notables en termes de croissance économique » (§33), alors que d’autres sont encore plongées dans la misère. Les économistes peuvent aider à comprendre ces phénomènes, en termes d’institutions, de sécurité juridique et militaire ou de libertés économiques. Mais, sans ouvrir une polémique délicate sur le libre échange, on doit bien noter que Benoît XVI rappelle que parmi le causes de l’aggravation de la situation des plus pauvres, il y avait par exemple « les tarifs douaniers élevés imposés par les pays économiquement développés et qui empêchent encore aujourd’hui les produits provenant de pays pauvres d’entrer sur leurs marchés » (§33).

    Cela doit faire réfléchir, surtout que le pape précise que derrière le processus économique de la mondialisation « se trouve la réalité d’une humanité qui devient de plus en plus interconnectée. Celle-ci est constituée de personnes et de peuples auxquels ce processus doit être utile et dont il doit servir le développement. » (§42). Certes « la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle sera ce que les personnes en feront. Nous ne devons pas en être les victimes, mais les protagonistes (…).S’y opposer aveuglement serait une attitude erronée, préconçue, qui finirait par ignorer un processus porteur d’aspects positifs, avec le risque de perdre une grande occasion de saisir les multiples opportunités de développement qu’elle offre » (§ 42). Mais il faut aussi « en corriger les dysfonctionnements » (§42). « il ne faut cependant pas oublier que pour ces pays, la possibilité de commercialiser ces produits signifie souvent assurer leur survie à court et à long terme » (§58).

    On le voit, les liens mondialisation, développement, échanges internationaux, commerce sont complexes. On sait les Chrétiens divisés à ce sujet. Lire et méditer les réflexions du pape devrait aider chacun à progresser dans ce domaine.

    2) Marché, Etat, société civile. Partout, la question de l’équilibre des ordres sociaux est essentielle. Benoît XVI ouvre des pistes nouvelles de réflexion. A la suite de Jean-Paul II, il souligne « lé nécessité d’un système impliquant trois sujets : le marché, l’Etat, et la société civile » (§38). La vie économique (le marché) nécessite le contrat ; l’Etat et la politique ont besoin de lois justes ; la société civile est marquée par l’esprit du don (§ 37). C’est tout l’équilibre des ordres sociaux-économiques qui est ici posé. Le pilier société civile est essentiel et ne doit pas être oublié pour ne pas enfermer chacun dans un choix entre individu et Etat, ou encore marché et politique. C’est ici un discours traditionnel de l’Eglise : la société civile au sens de Tocqueville, ce sont les corps intermédiaires du XIX° siècle, c’est encore ce que Jean-Paul II appelait dans Centesimus annus « la personnalité de la société » : familles, associations, syndicats, organismes caritatifs, clubs-service, regroupements volontaires de toutes sortes, sportifs, culturels, éducatifs, paroisses et mouvements religieux etc. C‘est un point central de la doctrine sociale l’Eglise qui refuse l’opposition binaire marché/Etat. Cela pose pour chaque pays la question de l’indépendance de ces trois ordres, la domination du religieux pouvant tomber dans la théocratie, celle du marchand dans le matérialisme, celle du politique dans le totalitarisme.

    Mais Benoît XVI souligne un point plus original. Il rappelle que Jean-Paul II « avait identifié la société civile comme le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité, mais il ne voulait pas l’exclure des deux autres domaines » (§38). Voilà une nouvelle piste de réflexion ouverte par Benoît XVI : comment intégrer le don et la gratuité non seulement dans la société civile, où ils ont leur place naturelle (qu’on pense à la famille ou au caritatif), mais aussi dans le domaine marchand et dans le domaine politique. Si cela signifie, comme le suggère le pape, que la solidarité doit être le domaine de tous et « ne peut donc être déléguée seulement à l’Etat » (§38), c’est assez simple. Mais il va plus loin ; comment imaginer, aux cotés d’entreprises classiques cherchant le profit, d’autres formules ? Comment intégrer le don dans le politique (qui est le domaine de l’impôt obligatoire) et dans le marchand ? Tout cela ouvre encore de formidables pistes de réflexion.

    3) L’homme ne vit pas seulement de pain. Qu’est-ce que le fameux développement intégral de l’homme, mis en avant par Paul VI et repris par Benoît XVI, jusque dans le sous-titre de Caritas in veritate ? Surtout qu’il s’agit pour le pape d’un « développement humain intégral dans la charité et dans la vérité »...Cela veut clairement dire que le développement ne saurait se limiter à l’économie et aux questions matérielles. C’est de l’homme tout entier dont il s’agit. « Toute l’Eglise, dans tout son être et tout son agir, tend à promouvoir le développement intégral de l’homme quand elle annonce, célèbre et œuvre dans la charité » (§11).On est loin du seul développement économique, On rejoint « Caritas in veritate », c'est- à-dire l’amour dans la vérité. On a changé de dimension. « Le développement authentique de l’homme concerne unitairement la totalité de la personne dans chacune de ses dimensions » (§11). Cela n’exclut en rien la nécessité absolue du développement économique, qui n’a que trop attendu pour les plus démunis. Mais cela rappelle que l‘homme « ne vit pas seulement de pain » : il a donc besoin de pain, mais son horizon ne s’arrête pas là. C’est aussi en ce sens qu’on retrouve la question éthique, celle du sens profond de l’homme.

    On peut, pour terminer, revenir sur une réflexion de Benoît XVI, qui ouvre des perspectives considérables. « Il faut affirmer aujourd’hui que la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie, remise toujours plus entre les mains de l’homme par les biotechnologies » (§75). Il est loin le temps où la doctrine sociale de l’Eglise semblait s’arrêter aux questions sociales ; puis la question est devenue mondiale ; on y a intégré des éléments liés aux droits de l’homme ou à la démocratie. Aujourd’hui, c’est l’homme tout entier qui est concerné par la doctrine sociale de l’Eglise et parler de respect de la vie, d’IVG ou d’euthanasie, de bioéthique, de recherche sur les embryons, de fécondation in vitro, de clonage, etc., c’est encore rester dans le cadre de la doctrine sociale de l’Eglise que Benoît XVI achève d‘élargir explicitement aux dimensions de l’homme tout entier. Voilà pourquoi, ici encore, l’éthique est au cœur du sujet.

     

    (1) Sur tous les points de l’encyclique abordés dans cet article, Benoît XVI offre aux économistes un véritable programme de recherche appliquée, car le Pape pose les vraies questions et ouvre des pistes de réflexions, qui sont autant d’invitations à nous mettre au travail, comme je l’ai souligné dans un article publié dans l’Osservatore Romano, édition hebdomadaire en langue française, N°29 du 21 juillet 2009, page 6 : « Réflexions sur l’encyclique Caritas in veritate » : J-Y Naudet : « Le défi lancé aux économistes »

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